Architecte de l’imaginaire
La musique de Toufic Farroukh est transportée par l’art de la conversation. Un dialogue habité de rêves d’un autre monde, celui où femmes et hommes sauraient vivre dans l’harmonie de cités enfin pacifiées. Face au saxophoniste-compositeur, la ville – ses secrets, sa beauté, ses mystères, son histoire – s’avance comme le sujet d’un échange envoûtant. Oui, c’est bien à elle, cette cité aux reflets multiples, violente et douce à la fois, que le musicien veut parler. Ce que démontrait déjà en 2012 l’album Cinéma Beyrouth, célébration de celle qui l’avait vu naître, qu’il avait dû quitter au début des années 80 pour s’installer à Paris, et vers laquelle il revient de temps à autre.
Pour élaborer Villes invisibles, dont Toufic Farroukh signe compositions et arrangements, celui qu’on peut qualifier de poète nomade a choisi de fermer les yeux et de rêver une ville pour tous. C’est là bien entendu une ville qui n’existe que dans le cœur de celles et ceux qui croient encore à la possibilité d’une vie sereine, où chacun pourra trouver sa place. Le titre du disque est emprunté au roman homonyme d’Italo Calvino dans lequel Kublai Khan, empereur des Tartares, se fait raconter les villes visitées lors de ses voyages par Marco Polo, des villes « faites de désirs et de peurs », aux secrets parfois bien cachés.
Parmi les villes que décrit Italo Calvino, il en est une qui reflète celle que Toufic Farroukh imagine dans son nouveau disque. C’est Zobéïde, dont l’origine repose sur le songe que firent des hommes venus de différents pays. Ceux-ci virent une femme nue courir en pleine nuit et la suivirent, sans jamais la retrouver. Elle n’était qu’un rêve. Ils décidèrent alors de bâtir une cité agencée de telle façon que cette « femme apparition » fût dans l’impossibilité de s’en échapper. On se dit que Toufic Farroukh a lui-même rêvé une ville de beautés et de secrets et qu’il doit maintenant en redessiner les contours, la faire exister vraiment par sa musique et ses histoires, attirant ainsi vers lui toux ceux qui partagent son rêve. Il est l’architecte d’une cité brassant des influences multiples, occidentales comme orientales, voire latino-américaines, qui exhale des parfums capiteux, comme ceux de sa chère Méditerranée. « Une ville dont les rumeurs créent une formidable bande-son quotidienne », pour reprendre les propos de Farroukh lui-même. On pourrait parler de ville par-delà les continents.
Voilà 32 ans que ce musicien vit en France, pays héritier des Lumières : il sait à quel point on peut se nourrir de sa littérature, de sa peinture ou de son cinéma et rester en même temps conscient des réalités de notre monde. Il en connaît la complexité aussi bien que l’esprit d’ouverture. Des récits, ce disque en regorge, chacun dessinant le portrait de sa propre cité. Pour lui, l’histoire est essentielle en ce qu’elle définit le style au même titre que l’instrument. Prenons quelques exemples : « Angela », inspiré d’un thème du folklore roumain, évoque le mouvement des réfugiés vers l’Allemagne qui a ouvert ses frontières. La composition porte un prénom de femme, Angela, comme le fait Italo Calvino qui nomme pareillement certaines de ses villes imaginaires ; « Serotina », porte le même titre que « Le cerisier d’automne » et rend hommage à Georges Delerue, dont les bandes originales de films sont aujourd’hui hissées au rang de musique classique, comme une ville intemporelle ; « Rio de Cairo » est la synthèse, loin de toute confusion, de deux cultures qui fusionnent : égyptienne et brésilienne ; « V S A », est un hymne fraternel évoquant le bonheur de se retrouver à Ville-sur-Auzon, dans le Vaucluse, entouré de ses amis…
On retrouve dans Villes Invisibles des musiciens présents sur le disque Cinéma Beyrouth : Luc Isenmann à la batterie et Leandro Aconcha aux claviers. Aconcha, précieux compagnon de route qui a co-arrangé l’album, et dont la place occupée dans cette aventure tient autant à son propre souhait d’en être qu’au désir de Toufic Farroukh de l’y associer, une fois encore. À leurs côtés, des partenaires qui, pour nouveaux venus qu’ils soient, travaillent dans la même énergie à l’architecture d’un son que le groupe rend universel par un travail de fusion : Didier Ithursarry (accordéon), Ahmad Al Khatib (oud), Frédéric Favarel (guitare), Marc Buronfosse (contrebasse) et Bachar Khalifé (percussions). Autant d’instruments conviés à s’exprimer dans un ensemble de nature festive. Ainsi le cas très particulier de l’oud qu’il s’agit de sortir de son rôle classique, et le faire jouer autrement, sur des grilles, à la manière d’un instrument occidental. L’oud est ici partie intégrante de l’orchestre, un élément naturel de l’harmonie de l’accord, la voix d’un dialogue qu’il pourra entretenir avec la guitare aussi bien qu’avec l’accordéon.
Toufic Farroukh, inspirateur d’un répertoire ouvert et servi par une formation en équilibre, laisse ses saxophones chanter à l’unisson des autres instruments, sans jamais chercher à avoir le dernier mot ni même céder à la tentation de l’exercice solitaire. On ne le répétera jamais assez : si la conversation est un art, Farroukh en est le serviteur fervent et humble à la fois.
Les cités imaginées, dont on devine les mutations, sont des promesses. Et chacune des « compositions-villes » est la musique d’un film poétique dont la datation est incertaine, comme une chronique du temps qui s’écoule en unissant les époques. Denis Desassis
Composed, arranged & produced by Toufic Farroukh
Production : Toufic Farroukh & Radwan Hoteit.