Cinéma Beyrouth
Dans le parcours de certains musiciens, il existe des œuvres charnières, qui sont comme des rendez-vous fixés par le destin au carrefour de l’art et de la vie, de l’aventure esthétique et de l’aventure humaine. Ces œuvres-là, qui convoquent autant l’esprit d’invention que la mémoire de leur auteur, sont les fruits d’une lente maturation ; elles portent en filigrane le récit d’une expérience, et la belle empreinte du temps qu’il aura fallu passer pour la vivre et la traduire en musique. Tel est Cinéma Beyrouth, le cinquième album du saxophoniste et compositeur franco-libanais Toufic Farroukh, qui est bien plus qu’une simple collection de pièces accolées les unes aux autres. C’est une véritable conversation intime entre un homme et sa ville natale, magnifiée par le recours à une instrumentation subtilement pensée et pesée : quatuor à cuivres, piano et batterie. Une conversation émaillée d’instants de tendresse et d’éclats, de moments d’abandon et d’élans lyriques, qui transcrit avec une remarquable clarté de ton la complexité de leur histoire commune.
La relation entre Toufic Farroukh et Beyrouth s’est tissée de manière plutôt chaotique. Peu après l’invasion israélienne de 1982, le musicien a quitté la capitale libanaise pour s’installer à Paris ; par la suite, il a entretenu avec elle l’une de ces liaisons paradoxales, à la fois intenses et distendues, que connaissent bien les expatriés. Dans le regard de Toufic Farroukh, Beyrouth apparaît ainsi sous les traits d’une « énigme tragique ». Elle campe aussi une sorte de diva à la fois généreuse et exigeante, prête à accueillir ses anciens enfants pour mieux les vampiriser, les rudoyer, voire les rejeter. « C’est une ville qui peut tout te prendre et ne rien te donner. Le titre de l’album, il faut l’entendre comme dans l’expression « faire son cinéma ». Ce disque raconte aussi Beyrouth et ses caprices, sa confusion, cette ville où l’on trouve tout, le chaos, la religion, la guerre, les affaires. Ce Beyrouth qu’à l’âge de 10 ans je rêvais comme un lieu magnifique et magique n’est plus. Ce que je dis là ne relève pas de la nostalgie, mais simplement de la mémoire. »
Tout un réseau de correspondances et de passages dérobés, de thèmes et de variations, de mélodies et de rythmes, se tisse ainsi au sein de Cinéma Beyrouth et lui donne son organisation profonde, sa cohésion interne. De la même façon que des sons et des vibrations peuvent se répondre et s’harmoniser dans le cœur d’une ville et forger son identité ; de la même façon que des images, des voix ou des parfums peuvent se fondre et faire écho dans la mémoire d’un homme, et fonder son être même.
Au-delà des genres et des catégories, Cinéma Beyrouth atteint ici une vérité nue et secrète qui est autant celle de son auteur que de son sujet. La vérité nue et secrète d’une ville et d’une vie enfin réunies et entremêlées. Richard ROBERT
Toufic FARROUKH, Saxophones; Leandro ACONCHA, Acoustic Piano
Sylvain Gontard & Nicolas Giraud, Trumpet; Daniel ZIMMERMANN, Trombone
Didier HAVET, sousaphone & Tuba; Luc ISENMANN, Drums